Le concept « zéro émission nette » est un objectif mondial qui vise à éviter les changements climatiques catastrophiques. Mais qu’implique-t-il pour les bâtiments?
Comment définiriez-vous un « bâtiment net zéro »?
Le concept « zéro émission nette » est mondialement connu. Selon des scientifiques rassemblés par les Nations Unies, l’objectif de zéro émission nette est celui que le monde doit atteindre d’ici 2050 au plus tard pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C et éviter des changements climatiques catastrophiques. C’est donc l’objectif que les pays se sont donné dans le cadre de l’Accord de Paris. S’il est réalisé, les émissions de gaz à effet de serre anthropiques seront presque nulles et toute émission résiduelle libérée dans l’atmosphère serait compensée par l’élimination d’une quantité équivalente d’émissions, soit grâce à des puits de carbone naturels, soit par des technologies comme le captage et le stockage du carbone. Pour y arriver, nous devons décarboner tous les systèmes humains, y compris les bâtiments.
En ce qui concerne le niveau de décarbonation à atteindre pour les bâtiments, il existe différentes règles, normes et certifications qui ont pour but de fournir un cadre pour ce processus. Celles-ci deviennent d’ailleurs toutes plus rigoureuses à mesure que nous approchons de l’échéance de 2050 ainsi que de la cible provisoire consistant à réduire les émissions de 45 % d’ici 2030. Selon la Science Based Targets initiative (SBTi) qui interprète la science du climat pour en faire des directives destinées aux entreprise, les organisations doivent réduire leurs émissions d’au moins 90 % pour atteindre l’objectif de 1,5 °C.
Donc qu’est-ce que cela signifie pour les bâtiments? « La définition de la notion “zéro émission nette” des Nations Unies est l’objectif à atteindre, donc les bâtiments devront aussi suivre la tendance », explique David Leversha, responsable de la carboneutralité pour le secteur du bâtiment de WSP au Royaume-Uni. « Je pense que nous devons être vraiment concis et suivre les Nations Unies. C’est-à-dire que pour qualifier un bâtiment de “bâtiment net zéro ”, nous devons avoir réduit l’intensité de sa consommation énergétique d’au moins 70 % et ses émissions de carbone de 90 % ou plus. »
À quel type de carbone faisons-nous référence?
« Si notre objectif mondial est d’éviter toute émission dans l’atmosphère, nous devons concevoir des bâtiments aussi écoénergétiques que possible, utiliser des sources d’énergie renouvelable propres et cesser d’utiliser les combustibles fossiles », déclare Martin Sing, responsable de l’énergie et du développement durable chez WSP au Canada.
Il ajoute toutefois que cela concerne uniquement les émissions de carbone d’exploitation. En effet, le carbone émis pendant la construction d’un bâtiment n’est pas pris en compte: extraction des matières premières, traitement et fabrication de composantes du bâtiment, transport de tout cela vers le site et assemblage. Le carbone intrinsèque est passé plutôt inaperçu jusqu’à présent, bien qu’il totalise la moitié de l’empreinte carbone totale, un taux qui augmente à mesure que l’exploitation des bâtiments devient plus écoénergétique et que les réseaux électriques sont décarbonés.
« Sur le plan technique, il est possible et réaliste de construire un bâtiment qui permet une exploitation à zéro émission nette. Ça a déjà été fait plusieurs fois. Mais nous ne sommes pas encore capables de livrer un bâtiment à zéro émission de carbone intrinsèque, car les fabricants de matériaux ne sont pas rendus là. C’est donc sur cela que nous devons concentrer nos efforts », ajoute Martin Sing.
Une partie du travail à cet effet peut être réalisé grâce à une conception plus efficace des matériaux, et une autre peut être accomplie en adoptant des matériaux naturels qui séquestrent le carbone au cours de leur croissance, plutôt que des matériaux dérivés des combustibles fossiles ou produits à l’aide de ceux-ci. « Pour les bâtiments plus petits et de faible hauteur, notamment les projets d’habitation de trois ou quatre étages, les installations communautaires et les centres pour les visiteurs, il est possible d’utiliser du bois d’œuvre, du bambou et du béton de chanvre. Il faut ensuite concevoir les bâtiments selon les normes Passivhaus afin de réduire la consommation d’énergie et d’utiliser les énergies renouvelables. Il s’agira donc de bâtiments net zéro lors de leur construction et probablement aussi lors de leur exploitation », explique David.
Pour d’autres bâtiments, il y aura des émissions résiduelles jusqu’à ce que nous soyons en mesure de décarboner complètement le secteur, les réseaux d’énergie et les transports.
Il faut donc compenser pour le reste?
Nous ne devons compenser que jusqu’à 10 % des émissions : c’est le taux de compensation maximum indiqué dans la dernière mise à jour de la SBTi et auquel les organisations peuvent avoir recours pour se conformer à l’Accord de Paris et respecter l’objectif de limiter le réchauffement à 1,5 °C. Les mesures compensatoires jouent un rôle dans la transition, mais elles ne régleront pas le problème.
Une proportion plus élevée de mesures compensatoires pourrait créer un bâtiment théoriquement « carboneutre », mais les avantages d’une telle démarche diminuent à mesure qu’augmente le criticisme des organismes de réglementation et du public. En mai, le Parlement de l’Union européenne a voté un avant-projet de loi qui interdirait les déclarations environnementales fondées uniquement sur des systèmes de compensation, alors que l’Advertising Standards Authority du Royaume-Uni a également annoncé des mesures sévères contre l’écoblanchiment.
« Il est intéressant de constater la rapidité avec laquelle les réglementations effacent tout avantage commercial perçu des compensations », déclare Antoni Paleshi, responsable technique dans le domaine de l’analyse de l’énergie et du carbone chez WSP au Canada. « La mise à jour de la SBTi remet pratiquement en cause toutes ces actions volontaires en matière de facteurs ESG. Les mesures compensatoires peuvent être avantageuses si elles sont réellement nouvelles et qu’elles favorisent les changements dans un endroit qui en a vraiment besoin, mais elles consistent en fait à demander à quelqu’un d’autre de réduire ses émissions. Donc ce n’est pas vraiment juste de dire que vous êtes carboneutre parce qu’en réalité, vous devriez faire votre propre travail. »
Encore plus controversé, un projet de norme qui vient tout juste d’être publié par la SBTi aux fins de consultation n’accepterait plus les achats d’énergie renouvelable hors site en remplacement de l’amélioration de l’efficacité, que ce soit au moyen de crédits d’énergie renouvelable ou d’accords d’achat d’énergie.
Cela signifie qu’une réduction importante de 90 % des émissions, tant au niveau de l’utilisation de l’énergie que de la structure des bâtiments, semble être le seul moyen d’atteindre l’objectif zéro émission nette.
Mais 90 % de quoi au juste?
Les réductions des émissions de carbone sont traditionnellement mesurées en pourcentage d’amélioration par rapport à une référence historique. Il s’agit donc d’une hypothèse sur la performance énergétique ou les émissions de carbone intrinsèque d’un bâtiment générique d’un certain type. Mais cette mesure n’est pas nécessairement utile, ni une vraie représentation de la réalité. « Vous établissez une référence en fonction de quelque chose de fictif », explique Martin Sing. « Même s’il s’agit d’une norme minimale, les pratiques générales surpassent souvent ces normes. »
Il faut également penser à l’« écart de rendement » entre les charges « réglementées » pour lesquelles les bâtiments sont conçus, soit le chauffage, l’éclairage et la ventilation, et leur consommation énergétique réelle qui peut parfois être plusieurs fois plus élevée en raison des installations supplémentaires et des activités des occupants.
Des efforts ont été déployés partout dans le monde afin de mettre de côté les réductions en pourcentage et d’adopter des valeurs absolues. Par exemple, le Green Building Council au Royaume-Uni déploie d’incroyables efforts à l’échelle de l’industrie pour développer une norme de construction à zéro émission nette qui établira les allocations maximales admissibles de carbone d’exploitation en ce qui concerne l’intensité de la consommation d’énergie en kWh/m2 et les émissions de carbone intrinsèque en kgCO2/m2.
« Pour y arriver, il faut adopter une approche ascendante et une approche descendante » explique Kate Dougherty, responsable de la carboneutralité pour les services des bâtiments chez WSP au Royaume-Uni, qui contribue à l’instauration de la norme. « Il y a une quantité maximale d’émissions de carbone que nous ne devons pas dépasser au cours des prochaines années si nous voulons respecter l’objectif de zéro émission nette. L’approche descendante consiste à se demander quelle partie du bilan de carbone devrait être attribuée aux bâtiments. Ensuite, parmi ces bâtiments, quelle proportion du bilan doit être attribuée aux laboratoires? Aux bureaux, aux écoles? Vous obtenez ainsi votre quantité d’émissions de carbone en kilogrammes et vos kilowattheures. »
L’approche ascendante, quant à elle, consiste à établir une collaboration massive à l’échelle de l’industrie visant à rassembler les références existantes, les relevés de compteurs et les calculs des émissions de carbone intrinsèque pour les différents secteurs du bâtiment, puis à effectuer une modélisation afin de cerner les pratiques exemplaires actuelles et ce qui est susceptible d’être réalisable à l’avenir sur la base des améliorations technologiques. « Si ces deux approches se rejoignent au même point, nous avons notre cible. Mais il est fort probable que nous observions un écart, et nous devrons alors déterminer ce qu’il faudra faire à ce sujet. Pourrons-nous compter sur une approche par étapes et comment fonctionnera-t-elle? »
Le défi consistant à concilier le nécessaire et le possible soulèvera des questions difficiles, en particulier pour les nouvelles constructions.
La réutilisation de bâtiments existants est-elle le seul moyen d’atteindre l’objectif zéro émission nette?
Dans plusieurs cas, la réponse est oui, surtout dans les pays développés. En raison des quantités élevées de carbone intrinsèque dans le béton et l’acier neufs, la modernisation des structures existantes pour réduire les émissions d’exploitation peut être le seul moyen d’avoir des bâtiments net zéro à court et à moyen terme.
« Cela fera partie intégrante de la définition du concept “zéro émission nette” au Royaume-Uni », explique Kate. « En effet, l’un des principes fondamentaux de celui-ci est qu’on ne peut pas démolir et reconstruire sans avoir de bonnes raisons de le faire, du point de vue des émissions de carbone. » Il y a déjà une politique d’urbanisme en ce sens à Londres, dans le cadre de laquelle chaque projet de développement proposé doit faire l’objet d’une comparaison entre les émissions de carbone d’un nouveau bâtiment sur une durée de vie de 60 ans et celles d’une rénovation en profondeur. « Il n’est peut-être pas possible de rendre un bâtiment existant aussi efficace qu’un nouveau bâtiment sur le plan de l’exploitation, mais étant donné que le carbone intrinsèque représente 50 % du total des émissions, tout nouveau bâtiment doit être extrêmement efficace pour obtenir de meilleurs résultats en matière d’émissions. »
L’analyse du carbone sur l’ensemble de la durée de vie permet également de prendre des décisions quant au choix des matériaux et de renforcer les arguments en faveur de l’utilisation d’éléments récupérés lors de la démolition », explique Geoffrey Quintas Neves, responsable des développement durable et de l’énergie chez BG Consulting Engineers en Suisse, une filiale de WSP. « Il faut tenir compte non seulement des émissions de carbone intrinsèque de la première construction, mais aussi de tout l’entretien qui sera requis pendant le cycle de vie de 60 ans. Vous pouvez décider d’investir davantage au début dans un matériau qui n’a besoin d’être remplacé que deux fois plutôt que trois. C’est aussi l’occasion de penser à tous les matériaux recyclés qui pourraient être utilisés de manière circulaire. »
Sur quelle cible devrait-on s’appuyer aujourd’hui lors de la conception de bâtiments?
À mesure que la rigueur des cibles et des normes augmente, la conception de bâtiments devient un exercice de prédiction.
« La conformité aux codes du bâtiment n’est plus une affaire qui peut être vraie aujourd’hui, mais pas demain », explique Matt Coulter, vice-président adjoint de la pratique Environnement bâti de WSP aux États-Unis. « Bien sûr, il est possible de construire aujourd’hui en respectant les exigences minimales du code, mais il faut réaliser que, dans les sept prochaines années, ces exigences changeront de manière drastique. Nous discutons donc avec les propriétaires des risques financiers qu’implique le fait de surpasser les exigences du code maintenant ou d’attendre à plus tard pour rénover. L’important est de comprendre que cela va arriver et qu’il faut se laisser une marge de manœuvre et pousser les choses aussi loin que possible, afin de ne pas se retrouver avec un actif délaissé ou un coût en capital important à assumer. »
« En tant que conseillers de confiance, nous devons toujours dire la vérité à nos clients », ajoute David Leversha. « Les choses évoluent tellement vite que nous ne savons pas trop comment seront transformées ces définitions. Nous pourrions conseiller à nos clients de faire le strict minimum jusqu’à la prochaine vague de changements, ou alors leur expliquer la logique sensée du concept “zéro émission nette”, les aider à suivre ces processus dans la mesure du possible et créer quelque chose qui résistera à l’épreuve du temps. »